Ce mardi matin, le Conseil des Etats a décidé de suspendre l’examen au parlement du Pacte de Marrakech pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. Le but est simple et sage : attendre que la sous-commission dédiée finisse ses travaux concernant le droit souple (soft law).
En somme, il s’agit de faire la lumière sur les obligations et implications qui découleront d’une éventuelle adhésion à la très controversée résolution de l’ONU. Voilà qui nous laissera le temps d’analyser en détail les éléments constitutifs du Pacte. Mais pour aujourd’hui, limitons-nous à un bref passage en revue de quelques-uns des éléments litigieux.
Un pacte qui ne concerne pas les réfugiés
Au fil des paragraphes du Pacte, les Etats s’engagent à « faciliter et à garantir des migrations sûres, ordonnées et régulières ». Mais à qui s’adresse-t-il ? Le premier malentendu qui revient très fréquemment lorsque l’on parle du Pacte vient de l’expression migrations irrégulières, répétée maintes fois en son sein[1]. Le lecteur peut en venir à penser que cette résolution vise des personnes fuyant la persécution, la guerre ou les discriminations. Il n’en est rien : une autre résolution a été adoptée afin de traiter la question des réfugiés[2].
En réalité, le Pacte a principalement pour objet la question de l’immigration illégale, avec l’objectif de la régulariser dans une large mesure. La reconnaissance par son paragraphe 8 selon laquelle les migrations sont des « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable » est dès lors plus que discutable.
Importation d’une main-d’œuvre docile et bon marché
Il faut bien comprendre de quoi nous parlons : si l’objet principal du Pacte est la gestion de l’immigration illégale à l’exclusion des requérants d’asile , c’est que nous parlons bel et bien de migration économique.
Cela n’a rien d’étonnant : cet intérêt était déjà prévu ouvertement dans l’Agenda international pour la gestion des migrations – publié en 2004 dans le cadre de l’Initiative de Berne, l’un des premiers échelons de la gouvernance mondiale en matière migratoire. Cet agenda international reconnaît la dépendance des employeurs occidentaux à l’égard du « travail des migrants en situation irrégulière » et définit le défi des décideurs comme « celui d’évaluer les besoins nationaux en termes de migration de main-d’œuvre pour faire face aux besoins intérieurs[3] ».
L’absence de remarques issues de la gauche syndicaliste sur ce sujet a de quoi surprendre, pour le moins. En tout état de cause, cet élément est particulièrement pertinent lorsque l’on sait que 400 millions d’emplois ont disparu au cours du premier semestre 2020 et que les envois de fonds par les travailleurs migrants vers leur pays d’origine – l’un des éléments essentiels du Pacte au vu des pays d’émigration – ont chuté durant la pandémie[4].
Le douteux partage des responsabilités
Pour le Conseil fédéral, l’un des principes essentiels soulignés par le Pacte est celui de la responsabilité partagée en matière de migrations[5]. Ce partage concerne « tous les défis » posés par les migrations « sous tous leurs aspects ». En particulier, au paragraphe 24 du Pacte, les Etats adhérents s’engagent à assumer collectivement la « responsabilité de la protection de la vie de tous les migrants ».
La portée de cet engagement, extrêmement floue, risque bel et bien d’échapper à tout contrôle étatique et a justifié l’opposition de plusieurs Etats à travers le monde. Elle pourrait atteindre des proportions extrêmes, notamment en raison du paragraphe 18, au sein duquel les Etats s’engagent à « créer des conditions politiques, économiques, sociales et environnementales permettant aux individus de vivre dans leur propre pays […] dans des conditions viables, et de réaliser leurs aspirations personnelles ».
Tout aussi problématique, c’est la responsabilité confiée aux immigrants eux-mêmes – pourtant sujets de droit centraux du Pacte – qui détonne par son absence. Au fil des 41 pages de la convention, force est de constater que les obligations des arrivants sont les grandes « oubliées ». Les Etats d’accueil auraient pourtant tout intérêt à établir quelques exigences en matière de sécurité, d’intégration et de respect des lois, us et coutumes.
La liberté de presse mise à mal
Le Pacte charge les acteurs médiatiques, aux côtés des ONG et des milieux universitaires pour ne citer qu’eux, de prendre part aux tâches de gouvernance nécessaires à sa mise en œuvre. En même temps, il donne des prérogatives d’information aux Etats. Ce mélange entre les pouvoirs pose de véritables questions quant à la liberté de la presse et à la libre formation et expression des opinions.
C’est ainsi que, par la convention, les Etats adhérents affirment devoir mettre à la disposition des citoyens des informations au sujet des avantages et des « difficultés » (pas des désavantages…) des migrations, légales et illégales, dans le but de « démonter les discours trompeurs qui donnent une image négative des migrants ». Lorsque l’information n’a plus pour but d’informer, mais de défaire des opinions contraires, la liberté est menacée.
Plus encore, le Pacte propose aux Etats et aux autres acteurs de la gouvernance de « sensibiliser les professionnels des médias aux questions de migration et à la terminologie afférente, en instituant des normes déontologiques pour le journalisme et la publicité et en cessant d’allouer des fonds publics ou d’apporter un soutien matériel aux médias qui propagent systématiquement l’intolérance […] ».
Si l’intention de lutter contre l’intolérance est louable en soi, il est plus que problématique d’impliquer l’Etat et divers acteurs plus ou moins légitimes dans le processus médiatique. Il est d’autant plus problématique de faire dépendre l’attribution de fonds publics ou d’autres formes de soutien matériel à la définition que ces divers acteurs établiront de l’intolérance.
Toute personne découvrant ce Pacte de manière objective devrait se demander s’il est compatible avec la liberté de presse de promouvoir uniquement les informations donnant une image positive des migrations (légales et illégales) et sanctionnant uniquement ceux qui auraient un regard plus contrasté.
Un Pacte réellement non-contraignant ?
Fait rare pour un traité supposé « marquer une étape importante dans l’histoire du dialogue mondial et de la coopération internationale », les défenseurs du Pacte et le Conseil fédéral ne défendent que rarement le bienfondé des mesures proposées dans ce dernier. Bien plus, face à la critique, il est répondu que les objectifs ne seraient pas contraignants et qu’il aurait été difficile de conclure un accord avec tant d’Etats sans sacrifier un peu de contenu et de consistance.
Il est tout de même nécessaire de préciser que si le caractère juridiquement contraignant du Pacte fait l’objet de nombreuses discussions, il n’en va pas de même de sa nature politiquement contraignante, qui est reconnue par le Conseil fédéral lui-même[6].
On nous affirme par ailleurs que notre retard dans la signature a eu de lourdes conséquences sur nos relations internationales et aurait empêché la conclusion d’accords bilatéraux, inaccessibles tant que l’on n’aura pas signé le Pacte. Il est cocasse d’entendre une argumentation selon laquelle une convention n’aurait aucune conséquence juridique en cas de signature, alors qu’elle en a déjà avant son approbation.
Une application directe par les tribunaux
Il est également nécessaire de préciser que les obligations internationales existent et déploient des effets indépendamment du fat qu’elles soient directement applicables ou non. Une acceptation du Pacte ouvre la voie à l’interprétation du droit par les tribunaux à la lumière de ses dispositions.
La Cour européenne des droits de l’homme, pour ne citer qu’elle, pourrait ainsi s’inspirer des engagements présents dans la résolution pour justifier des jugements plus contraignants envers la Suisse en matière de regroupement familial ou d’accès au marché du travail notamment.
Ce qui reste à clarifier
Durant les quelques lignes précédentes, c’est à dessein que nous n’avons pas abordé tous les points qui fâchent et que nous ne les avons pas développés. Il y aura encore beaucoup à écrire et il reste du temps pour ce faire : le Conseil national n’a pas encore traité l’objet et il est probable qu’il se décide lui aussi pour une suspension. Le sous-commission active dans le domaine du droit souple doit arriver au bout de son travail.
Elle devra en particulier déterminer si et dans quelle mesure la Pacte de Marrakech est réellement juridiquement non-contraignant. A la tribune du Conseil des Etats, ce matin, il est apparu qu’une telle appréciation ne fait pas l’unanimité. Le fait que la commission de la politique extérieure ait décidé à l’unanimité de reporter les débats n’est pas tout à fait anodin.
Lorsque le sénateur Thomas Minder a affirmé, faisant écho au rapporteur de la commission Marco Chiesa, que la loi aura bien des impacts juridiques directs car « le Pacte contient des éléments de droit dur (hard law) », personne ne s’est levé pour le contredire.
D’une manière ou d’une autre, une adhésion au Pacte de l’ONU aura des conséquences pour la Suisse. En tant qu’engagement juridique vraisemblablement. En tant que source d’interprétation certainement. En tant qu’engagement politique quoi qu’il en soit. Il serait temps de ne plus dévier le débat mais de parler du fond, des points qui fâchent. On se réjouit à cet égard que la sous-commission termine ses travaux et que les Conseils se prononcent.
Source: cet article a été publié pour la première sur le blog de Yohan Ziehli le 8 juin 2021 et a été reproduit ici avec son aimable autorisation.
Notes:
[1] Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, consulté le 8 juin 2021 sous https://undocs.org/fr/A/RES/73/195.
[2] pacte mondial sur les réfugiés, consulté le 8 juin 2021 sous https://www.unhcr.org/gcr/GCR_French.pdf.
[3] Agenda international pour la gestion des migrations du 17 décembre 2004, ch. 5.
[4] Banque mondiale, communiqué de presse du 29 octobre 2020, consulté le 8 juin 2021 sous https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2020/10/29/covid-19-remittance-flows-to-shrink-14-by-2021.
[5] La Suisse et la Pacte migratoire, DFAE, consulté le 8 juin 2021 sous https://www.eda.admin.ch/dam/eda/de/documents/aktuell/news/Haltung%20der%20Schweiz%20Migrationspakt.pdf.
[6] Message relatif au Pacte mondial des Nations Unies sur les migrations, FF 2021 359.