Cela fera vingt ans que la Suisse siège à l’ONU. Depuis 2011 déjà, le Conseil fédéral prépare sa candidature au Conseil de sécurité. L’élection aura lieu en juin 2022 et sera sans surprise. Deux sièges sont à repourvoir pour l’Europe occidentale et seule Malte est aussi candidate. La Suisse siègera donc pour deux ans parmi les quinze membres du Conseil, dont cinq sont permanents1 et disposent du fameux droit de véto. Avec eux, la Suisse prononcera des sanctions internationales contraignantes pour les Etats membres, voire décidera du recours à la force. Rien que ça.
Le peuple et les cantons n’ont pas été consultés, et les Chambres se sont vu offrir une «discussion». Pour une question aussi fondamentale, cela constitue un premier scandale. Le Conseil fédéral prétend avoir respecté le droit en faisant valider sa démarche par les commissions de politique étrangère2. Ne fallait-il pas voir le Conseil de sécurité comme une «organisation de sécurité collective», à laquelle une adhésion est soumise au référendum obligatoire? Cette simple incertitude aurait imposé la prudence.
La Suisse, nous dit-on, trouvera l’occasion de faire rayonner ses compétences humanitaires et son savoir-faire en gestion des conflits. Nous croyons au contraire que sa participation au Conseil de sécurité est une très mauvaise idée aux conséquences incalculablement néfastes.
D’abord parce que la perspective est biaisée. Si les relations internationales ont pour but la défense des intérêts nationaux, le principe cardinal de notre politique étrangère doit être la neutralité. Contrairement à ce qu’en pense la gauche, la neutralité n’est pas une simple posture permettant à nos entreprises de faire des affaires avec qui bon leur semble, ou à nos autorités de se désintéresser des malheurs du monde. La neutralité découle d’un impératif d’unité fédérale. Maintenir au quotidien la cohésion de cette petite Confédération, dont les langues, les cantons et les confessions sont autant de motifs de division, est une tâche colossale. N’allons pas nous mêler des affaires des grands de ce monde.
La sanglante leçon de Marignan reste actuelle. A l’heure où nous mettons sous presse, l’Ukraine reproche à l’Allemagne de refuser de lui livrer des armes3. Face à la Russie qui tient le robinet du gaz, le «bloc occidental» n’est peut-être pas aussi uni que le prétend M. Biden. Et ce différend implique notre grande voisine, qui imprègne la culture de 60% des Suisses.
La neutralité donne à la Confédération l’occasion d’apporter sa propre pierre à la stabilité du monde, de jouer son propre jeu. Notre défense armée garantit à nos voisins qu’aucun de leurs ennemis n’utilisera le territoire suisse, ses transversales alpines, ses couloirs aériens. Cette neutralité donne confiance et permet à la Suisse de proposer ses bons offices: représentation des intérêts américains en Iran, tenue de conférences internationales, médiations entre adversaires.
Ce sont-là de très heureuses retombées, mais qui ne sont pas les raisons d’être de la neutralité. L’entrée au Conseil de sécurité leur donne pourtant et à tort une place première.
Ne nous fourvoyons pas. Prise entre les USA, la Russie et la Chine qu’une escalade terrifiante met aujourd’hui aux prises, la marge de manœuvre de la Suisse sera extrêmement faible. Elle naviguera d’une alliance de circonstances à l’autre, sans que sa voix ne puisse être décisive.
Et l’argument du Conseil fédéral selon lequel le droit de s’abstenir lors du vote préserve notre neutralité n’est pas sérieux. Une attitude généralement abstentionniste serait en désaccord avec les attentes de l’Assemblée générale, et avec la finalité même du Conseil de sécurité. On attend de ses membres qu’ils décident en votant oui ou non, pas qu’ils s’abstiennent. Se porter candidat tout en assumant cette inadéquation serait perçu comme une tromperie de la part de la Suisse.
Qui plus est, même une abstention n’est pas anodine. Elle influe sur le décompte de la majorité, donc sur les rapports de force. Elle oblige à se justifier de cas en cas. Pour un Etat neutre, des justifications sont déjà des excuses.
Le nombre de coups à prendre, d’adversaires à se faire, de rancunes à susciter est infiniment plus grand que les incertains bénéfices que la Suisse prétend pouvoir tirer de cette participation.
Par sa neutralité, la Suisse parvient de manière générale à se donner une ligne de conduite aussi objective que possible. Mal à l’aise au Conseil de sécurité, obligée sans cesse de choisir son camp dans un environnement extrêmement conflictuel, elle tentera probablement de tenir à nouveau une position objective. Elle la puisera dans les droits de l’homme, ou le droit humanitaire, qu’elle invoquera comme sa boussole diplomatique.
Cela encore ferait violence à la neutralité. Les antagonismes qui secouent aujourd’hui la planète opposent la vision humanitaire et universelle de l’Occident aux «modèles alternatifs» revendiqués par la Russie et la Chine. En assumant sa position particulière, ne faisant partie ni de l’Union européenne ni de l’OTAN, la Suisse affirme que le principe national a encore droit de cité en Europe de l’Ouest. Faisant cela, elle joue un rôle bien plus pacificateur que celui qui voit dans la Russie et la Chine des monstres totalitaires d’abord, tout en cherchant vainement à les absorber dans son modèle ensuite.
Le Conseil fédéral doit renoncer à la candidature de la Suisse au Conseil de sécurité. Il n’est jamais trop tard.
Source: cet article de Félicien Monnier a été publié pour la première fois sur le site de la Ligue vaudoise le 28 janvier 2022 et a été reproduit ici avec son aimable autorisation.
Notes:
1 France, Chine, Etats-Unis, Russie, Grande Bretagne.
2 La candidature de la Suisse à un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies pour la période 2023-2024 Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat (13.3005) de la Commission de politique extérieure du Conseil national (CPE-N) du 15 janvier 2013, du 5 juin 2013, p. 8.
3 Refus de livrer des armes à l’Ukraine: Kiev accuse Berlin «d’encourager Poutine», in Le Figaro du 22 janvier 2022.