Le dernier communiqué du SECO a fait grand bruit, la libre circulation serait tout bénéfice pour le marché de l'emploi en Suisse. La réponse du berger SECO à la bergère ASIN a quelques encablures du lancement de l'initiative contre la libre circulation des personnes. Pourquoi ce contraste entre chiffres officiels et réalité constatée ? La Suisse s'enrichit-elle ou, au contraire, est-elle en train s'appauvrir ?
Le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) célèbre 15 ans de libre circulation avec un document très complet, de 99 pages, riche d'enseignements. La voix d'un gouvernement qui souhaite continuer l'expérience alors que la question revient sur le tapis démocratique.
Dans son communiqué, le SECO tend à démontrer trois choses: 1. L'accord de libre circulation des personnes, l'ALCP, "a permis une forte croissance de l’emploi à haut niveau de formation", les emplois qui valent cher ; 2. une répercussion sur les salaires et les emplois des résidents ne se démontre pas ; 3. sauf pour les immigrés dont les emplois sont moins stables. En clair, ça rapporte, et, si quelqu'un en souffre, ce n'est pas le citoyen suisse.
Chiffres : des œillères de précision
Un effet négatif de l'ALCP sur le marché de l'emploi se constaterait logiquement sur l'indicateur du chômage. Or, face à la comptabilité du Bureau international du travail, le BIT, le SECO dispose de sa propre computation du nombre de chômeurs en Suisse, d'où une relative confusion. Le SECO tient le relevé complet des inscrits à l'ORP, le BIT opère un recensement, chaque trimestre sur un échantillon de 30'000 personnes. Si les courbes accusent les mêmes inflexions, le BIT affiche un taux régulièrement supérieur d'à peine plus d'un point (voir ci-contre, OFS = BIT), le refrain est connu et le problème identifié de longue date.
A priori, les bénéficiaires de l'aide sociale doivent rester inscrits dans les ORP, par conséquent, le chiffre du SECO devrait comprendre tous les demandeurs d'emploi, qu'ils soient au bénéfice des allocations de chômage ou non.
Ainsi, si les chiffres du SECO indiquent un taux de chômage stable ou en baisse, l'ALCP n'est pas en cause ; CQFD.
Les enseignements du rapport
La Suisse se porte mieux que ses voisins, c'est une évidence. Le franc fort a eu des conséquences sur l'embauche, conséquences qui se sont étendues au recrutement de ressortissants étrangers et ont fait chuter le solde migratoire. Le SECO publie son rapport au moment idéal, la photographie de l'instant est parfaite, l'argent rentre, les immigrés sortent et le chômage ne bronche pas ; sourire. Les conclusions ne se pas font attendre, l'ALCP est une formidable béquille qui pourvoit une économie florissante en personnel hautement qualifié dans le secteur tertiaire et, à l'autre bout, comble d'encombrantes lacunes dans le domaines de ces fameuses professions dont ont dit que les Suisses ne veulent plus. Mieux encore, l'immigré du travail ferait office de barrière de corail en absorbant les fluctuations les plus marquées dans les branches les moins stables.
Corollaire de la libre circulation, toutefois, les travailleurs frontaliers, dont le nombre a doublé en moins de 15 ans, passant de 163'300 à 318'500 au quatrième trimestre 2016, pour atteindre 25% des travailleurs genevois et 28% des tessinois ; une paille.
Globalement, selon le SECO, la Suisse profite de la bonne santé générale de l'économie européenne et de la brillante sortie de crise allemande. L'union ferait donc bien la force et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La Suisse a bien connu une perte sèche de 2 points de PIB en 2009, mais la croissance n'a pas tardé à repoindre le bout de son nez ; merci l'immigration.
Le diagnostic n'est pas faux, soyons justes, l'ALCP a bel et bien permis d'importer de la main-d’œuvre à bon marché, de délocaliser à l'envers, et de doper une économie à laquelle ne manquait que cette petite bouffée d'ultralibéralisme. L'inconvénient d'une résiliation brutale relèverait plus volontiers de problèmes liés à l'addiction, le ralentissement serait abrupt et certains domaines marqueraient à coup sûr le pas devant une obligation de réforme de leurs habitudes sur le long terme. Voilà sans doute la vraie question à se poser devant la libre circulation, cette dépendance à la main-d’œuvre étrangère - qui se double d'une dépendance à l'équilibre économique de l'UE - est-elle vraiment nocive et sommes-nous vraiment confrontés à l'obligation d'assainir ? Si l'on en croit le SECO, non, certainement pas, à plus forte raison si l'on considère que les immigrés de l'ALCP sont là avant tout pour travailler et que, comble du bonheur, s'il y a du chômage, c'est d'abord pour leur pomme. Bref, en un mot comme en mille, l'immigration c'est la croissance.
Oui mais
Oui mais, certains indicateurs semblent permettre de conclure à des tensions bien réelles sur le marché du travail. C'est précisément là, alors qu'il devrait foisonner de détails, que le rapport du SECO se montre le plus pudique :
"D’un point de vue général, on ne saurait exclure une exacerbation de la concurrence sur certains segments du marché du travail comme étant la conséquence directe de l’immigration. Il serait souhaitable et nécessaire de poursuivre les recherches dans ce domaine, sachant que l’ampleur et la composition de l’immigration, de même que l’environnement conjoncturel, sont en constante mutation."
Tout le fond est là, le SECO reconnaît n'avoir recherché que les éléments susceptibles de lui donner raison.
Or, le rapport admet cependant que, si 91% des migrants ALCP ne touchent aucune prestation d'aide sociale (indemnités chômage comprises) dans les quatre premières années, ce taux évolue rapidement après ce délai pour dépasser celui des résidents helvétiques. Le SECO se contente alors de rappeler laconiquement qu' "avec la reprise du droit européen de coordination par la Suisse en juin 2002 (Convention ALCP et AELE), les résidents de courte durée sont devenus toujours plus nombreux à avoir droit aux indemnités de chômage" et à pouvoir rester en Suisse le temps de trouver un nouvel emploi. Un facteur qui porte la concurrence sur le marché toujours plus difficile de l'accès à l'emploi :
"L’ALCP et la Convention AELE ont occasionné des coûts supplémentaires pour l’AC, liés notamment aux résidents de courte durée et aux saisonniers. Dans le Message relatif à l’ALCP, ces coûts ont été évalués à 210 millions de francs pour la période transitoire de sept ans à compter de l’entrée en vigueur de l’Accord, et de 170 à 400 millions de francs par an pour les cinq années qui l’ont suivie."
Notez le vague des chiffres. Le Message avait annoncé des frais, mais quels ont été les coûts effectifs ? Mystère... Bref, une cause qui a pour origine le fait qu'à la suite de l'évolution des accords qui nous lient à l'UE, ses ressortissants, quelle que puisse être la durabilité de leur statut, sont devenus en tous points les égaux des résidents pour ce qui regarde l'accès aux prestations d'assistance.
"Les ressortissants de l’UE/AELE sont en principe autorisés à demander des prestations de l’aide sociale ; dans la mesure où ils disposent d’une autorisation de séjour ou d’un permis d’établissement, ils bénéficient à cet égard du même traitement que les ressortissants nationaux."
Tomber à l'aide sociale n'est donc plus une raison d'annulation du droit séjour, le SECO est d'ailleurs très ferme sur ce point : "Une éventuelle perception des prestations de l’aide sociale ne constitue par ailleurs pas un motif pour révoquer une autorisation valable." Et rares sont les cantons qui prennent la liberté de s'abstenir de renouveler les permis de ressortissants étrangers au bénéfice de l'aide sociale.
L'indicateur de l'aide sociale
Globalement, toutes prestations confondues, le recours au social a littéralement explosé, multiplié par deux en l'espace de douze ans, pour atteindre les... 8 milliards de francs.
Certains cantons romands ont connu des évolutions encore plus inquiétantes. Au hasard, le Valais, qui compte 5'854 bénéficiaires de l'aide sociale dont 41% d'étrangers (51% en provenance de l'UE/EEE), a vu ses coûts passer de 17 millions en 2003 à 43 millions en 2012 (+150%). Les prestations sociales sous condition de ressources sont montées de 77 millions en 2003 à... 231 millions en 2012 (+200%). La contribution aux primes d'assurance-maladie est passée de moins d'un million en 2009 à 6,6 millions en 2010 (aujourd'hui un peu moins de 3 millions). Neuchâtel a dépassé les 250 millions d'aides annuelles aux résidents.
La statistique d'aide sociale est plutôt récente, qui remonte à 2006 et ne répertorie les bénéficiaires de l’aide sociale par nationalité que depuis 2009, sans doute pour retarder le constat qu'elle permet.
Selon le SECO, 55% des bénéficiaires sont Suisses et présentent "un risque sensiblement moins élevé de recourir à l’aide sociale que les étrangers." En 2015, le taux d’aide sociale des Suisses s’élève à 2,2 %, contre 6,2 % pour les étrangers.
L'origine des bénéficiaires joue un rôle non négligeable. Les ressortissants des Etats tiers y ont un recours régulier et, alors que les Allemands présentent un taux inférieur à celui des Suisses, Européens du sud, Espagnols et Portugais sont au-dessus de la moyenne.
"Il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure cette évolution est le fait de personnes ayant récemment immigré dans le cadre de la libre circulation des personnes", conclut le SECO. Le flou règne en maître. Or ce flou reste assez symptomatique de la tache aveugle qui semble affliger notre Secrétariat à l'économie pour ne lui faire voir que des avantages, là où tout citoyen normalement constitué perçoit clairement un problème croissant.
Défaut
Où en sommes-nous ? Récapitulons : Après 15 ans d'ALCP, le SECO, qui a ses propres chiffres, lui attribue une baisse sensible du chômage, tout en admettant une hausse des coûts lié à l'assurance-chômage sur une fourchette de plus ou moins 300 millions. Il se fait en outre très discret sur l'évolution de l'aide sociale en exprimant ouvertement ses doutes quant au moindre rapport éventuel en lien avec l'ALCP. L'argument principal résidant dans le fait que la moyenne européenne est à peine supérieure à la moyenne suisse. C'est un peu facile, mais ça semble suffire. C'est oublier surtout que, si la moyenne suisse est aussi élevée, c'est vraisemblablement en raison de sa concurrence avec la demande européenne.
C'est la question que tout le rapport évite, la raison de la présence d'autant de Suisses sur les rangs de l'aide sociale. En 2015, "une bonne moitié des bénéficiaires de l’aide sociale issus de l’UE et 41 % des Suisses étaient sans formation professionnelle complète", explique le SECO. Nos Suisses peu ou mal formés sont donc en concurrence directe avec des Européens mal formés.
Très récemment, Pierre Maudet et d'autres grands lobbyistes de l'ultralibéralisme réclamaient sur le champ l'ouverture des quotas de permis pour profils qualifiés en provenance d'Etats tiers ; preuve s'il en est que, contrairement à ce qu'affirme le SECO, l'ALCP ne suffit pas remplir ce contingent si convoité. L'ALCP peine à fournir son lot de hauts profils, drague les fonds de tiroir de la clientèle des aides sociales de toute l'Union européenne et jette les travailleurs suisses les plus exposés dans une arène de 300 millions d'habitants au niveau de vie nettement moins élevés. Un carnage.
C'est le principal reproche que l'on peut adresser à ce rapport du SECO, dont la teneur fortement propagandiste peine à se faire oublier : il ne considère pas le solde migratoire d'un point de vue qualitatif et évite sciemment des pans entiers de sa recherche sans se priver pour autant de conclusions hâtives. Laissons-lui tout du moins de le reconnaître, presque sans faire exprès : "A ce jour, il n’existe aucune étude empirique détaillée concernant le recours à l’aide sociale des immigrés de l’ALCP." Or, c'est clairement par là qu'il aurait fallu commencer, car c'est précisément sur ce point que nous constatons une surchauffe rien qu'en vivant dans ce pays.
La libre circulation crée la pauvreté
Le SECO le reconnaît, l'ALCP a créé une concurrence dans certains secteurs. Par voie de conséquence, cette concurrence, au bout de quelques années, s'est reportée sur le chômage puis, plus bas, sur l'aide sociale. C'est un vaste jeu de l'avion. Un jeu qui porte les bénéfices de cette main-d’œuvre à prix cassés aux lèvres du secteur privé et la facture sociale aux dépens de la collectivité. Ainsi le plus grand nombre travaille-t-il, contre son gré, à enrichir une caste de hobereaux d'un règne économique sans limites ni frontières ni obligations et, surtout, sans partage. Cela a un nom, le servage.
Vous pensez, sans doute, que je m'emporte. Cette conclusion est pourtant celle que le SECO laisse transparaître, comme à son insu, tout au long de ses 99 pages :
"Les bénéficiaires de l’aide sociale issus de l’UE/AELE sont moins souvent sans activité professionnelle que les Suisses, mais dépendent plus souvent de l’aide sociale en raison du chômage. En 2015, 27 % des bénéficiaires de l’aide sociale en provenance de l’UE/AELE étaient des actifs occupés, contre 25 % de Suisses."
Les Suisses prennent le chemin, souvent long, parfois définitif, de l'aide sociale pour laisser la place à une vague de working poors européens dont les salaires insuffisants sont compensés par les prestations sociales, accessoirement par ce chômage que l'ALCP est censé faire baisser. Les bénéfices pour les entreprise, les coûts pour nous.
"Selon les estimations des auteurs, continue le SECO, en 2010, 1 % des immigrés de l’ALCP âgés de 18 à 64 ans et originaires de l’UE-17/AELE a perçu l’aide sociale. Ce taux était ainsi nettement inférieur à celui du groupe témoin suisse (1,8 %), de même qu’à celui des immigrés de l’UE-17/AELE ayant rejoint la Suisse avant l’ALCP (2 %)."
Le SECO semble encore tirer argument de ce que les migrants ALCP ne sont pas plus nombreux que les autres à requérir l'aide sociale sans voir que ce sont les Suisses et les résidents de longue durée qui se trouvent être les premiers à pâtir de ce douloureux mécanisme d'écrasement du travailleur, de remplacement des salariés et de dumping généralisé.
Le rapport du SECO prétend à la seule chose qu'il ne peut donner, une vision globale dépassionnée des conséquences - de toutes les conséquences - de la libre circulation, en ce qu'il a délibérément fait l'économie de l'indicateur le plus à même de révéler la réalité, l'accroissement de la pauvreté effective du résident suisse. Il ne l'a pas fait par hasard, cette lacune est symptomatique de ce que l'idéologie internationaliste - mondialiste diraient certains -, sous sa vêture libérale ou socialiste d'ailleurs, ne sait plus voir, ne veut plus voir, la nécessité de protection d'une communauté d'hommes sur un territoire donné, le nôtre.
Adrien de Riedmatten